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Présentation du colloque

Colloque Final 
de l’IFRIS et du LabEx SITES

 

Troubles dans les transitions

 

 

Ce colloque final de l'IFRIS et du LabEx SITES est l'occasion d'observer l'évolution des différents domaines de recherche qui s'y croisent depuis sa création. Parce que l'IFRIS a incarné pendant 15 ans un pôle majeur de recherches sur les sciences et l’innovation en société, il s’agit d’ouvrir la question du devenir de ce domaine de recherches. Les études sociales et historiques des sciences et des techniques y occupent depuis le départ une place centrale et ont fortement influencé les activités de l’IFRIS même si de nombreux travaux de recherche ne se plaçant pas nécessairement sous l’égide des sciences and technology studies (STS) ont également été présents.

Nous plaçons donc ce colloque à mi-chemin entre un inventaire des recherches menées et un observatoire des déplacements effectués, que ce soit en termes d’objets, de méthodes ou de rapports au monde. Cette décade a en effet aussi été traversée par de grandes perturbations, allant de l’accélération du changement climatique à la pandémie de COVID-19 en passant par la crise financière, la montée des mouvements politiques nationalistes ou de guerres « nouvelles » affectant de nombreux endroits du globe. Elle a vu aussi le déploiement, sur une vaste échelle, de mouvements féministes fondés sur la convergence de critiques anti-patriarcales et anti-sexistes conjuguées à la poursuite du plaidoyer pour la maîtrise du corps des femmes et de ses usages, cela non sans lien avec l’institutionnalisation et la médicalisation contestée des questions de genre. Mais c’est aussi la construction des choses publics par des pratiques de désinformation et de production d’ignorance, conduisant à s’interroger sur l’avènement d’un régime de « post-vérité » (Girel, 2017).  Difficile de considérer que ces bouleversements n’ont pas d’effets sur nos propres recherches, tant dans la définition de leurs orientations scientifiques et de leurs objets de prédilection que dans leur réalisation concrète.

Ainsi, un « moment anthropocène » (Hamilton et al., 2015) se manifeste nettement dans le travail d’indexation – de moins en moins contesté – de la signature géologique du développement industriel, et la mise en évidence des origines anthropiques du changement climatique. Ce moment, porté par une prolifération de situations rendant contre-intuitive l’idée de séparer la science et le politique, nous fait entrer dans une époque dont les doxas nous parlent autant sous l’égide d’une relecture critique du progrès industriel que de celle de futurs incertains. Surtout, et ceci est bien moins dans la lignée historique des STS, il pousse à une double pluralisation, des régimes de savoirs et des régimes de temporalité. Non seulement la flèche du temps de la maîtrise du devenir des sociétés est brisée mais la pluralisation des régimes de savoirs (Escobar, 2017) ou celle des régimes de corporéité (Mol, 2002) invitent à renforcer la précision des analyses, à travailler la multiplicité des modes d’existence et de leurs frictions situées, tout comme à prendre en compte les articulations d’échelle au sein de réalités macroscopiques qui ne sont pas que des contextes mais aussi des devenirs (Pestre, 2013). Ces entrelacements sont l’objet de tensions et de problématisations nombreuses. Ils suscitent notre réflexion et nos engagements de chercheurs dans des futurs compliqués par l’irruption conjointe de dystopies variées, d’utopies concrètes et d’anticipations rationalisées au nom des politiques de transition. La question de notre possible contribution au gouvernement de ces transitions sociotechniques comme à leur critique se pose ici incontestablement (Beck et al., 2021). Plus radicalement, se pose aussi la question de savoir comment contribuer à une compréhension et une analyse du déclin et de la déstabilisation de régimes sociotechniques établis, y compris pour apprendre à « faire moins » ou « sans » (Goulet & Vinck, 2023) et explorer les possibilités de vivre avec et dans les ruines du capitalisme (Haraway, 2016).

La prolifération de notions qui se voient adjoindre le suffixe -cène (Chwalczyk, 2020) – capitalocène, plantationocène, nécrocène, thanatocène, technocène, urbanocène, etc. – témoigne d’un foisonnement certain des recherches en sciences humaines et sociales et au-delà. Les travaux sont nombreux sur les transformations en cours, suivant qu’ils portent sur des discours et des imaginaires sociotechniques, sur des ordres juridiques nationaux ou internationaux, sur des politiques publiques, des stratégies industrielles ou des mouvements sociaux, ou encore sur des pratiques professionnelles, culturelles et domestiques qui recomposent les modes de vie. Le cabinet de curiosité de nos recherches s’est donc considérablement peuplé au point où les STS rencontrent d’autres domaines comme ceux des Environmental Humanities, des Transitions Studies, des Digital Studies, des Infrastructures Studies, etc. Et cela sans compter les tensions épistémiques afférentes à la montée des études de genre ou des études décoloniales au sein de ces disciplines plus établies que sont l’histoire, la sociologie et l’anthropologie.

Ce moment anthropocène est donc un moment où s’accroit la conscience de l'historicité de notre présent et du foisonnement des opinions sur la vérité de l’histoire (Gadamer, 1996). L'apparition d'une conscience historique critique du progrès du monde ancré dans celui des savoirs et de la production nous fait quitter la modernité de façon plus ou moins radicale avec l’angoisse de savoir où atterrir (Latour, 2017).  Les thèses critiques sur le présentisme de nos sociétés (Hartog 2002) ou sur l’accélération du temps sont désormais classiques (Rosa, 2010) . La notion de régime d’historicité (Koselleck, 1997) a trouvé avec le « moment anthropocène » de nouvelles déclinaisons, tant critiques que prospectives, utopiques ou dystopiques, où le rapport au futur est dégagé de la foi dans une administration scientifique de la nature et de la société, ce que Scott (2021) nomme le « haut-modernisme ». Même le compte à rebours déclenché par l’institution du changement climatique n’ouvre pas de voies assurées à une possible sur-modernisation écologique tant les incertitudes sont radicales et les objets de récits eux-mêmes contrastés. L’idée même d’une histoire achevée ou au contraire causalement définie par ses conditions matérielles est ainsi mise en suspens. Le moment intellectuel appelant à une historicisation de la sociologie pour étudier les transitions d’une société vers une autre (Berthoud et Busino, 1995) semble ainsi s’être inversé. De fait, le paradigme du temps long - propre à une histoire revendiquant ses liens aux sciences sociales qui caractérisait Les Annales - a été ébranlé par l’intérêt croissant pour les bifurcations et les trajectoires et par un présentisme entretenu par les mobilisations publiques sur les enjeux mémoriels. Comme le disait déjà Fernand Braudel lui-même : « qu’il s’agisse du passé ou de l’actualité, une conscience nette de cette pluralité du temps social est indispensable à une méthodologie commune des sciences de l’homme » (Braudel, 1958: 726).

Mais la tendance n’est pas qu’à la pluralisation des rapports au temps. Elle est aussi à la pluralisation des systèmes de savoirs et des « mondes » associés dans un temps de frictions trop facilement recyclées dans l’invocation d’une globalisation fatidique (Tsing et al., 2020). La remise en question du grand partage nature/culture au cœur de la métaphysique occidentale (Descola, 2005 ; Amer Mezziane, 2023), doublée de la critique dé-coloniale des asymétries épistémiques subies par les peuples des Suds (Santos, 2017) travaille autant les institutions internationales (telles l’IPBES) que les travaux académiques Elles amènent à considérer des ouvertures onto-épistémologiques inédites (De la Cadena & Blaser, 2018). Celles-ci intéressent les STS au sens où elles viennent en prolongement de travaux plus anciens sur la performativité de la science (qu’il s’agisse de technoscience ou de biomédecine), sur la capacité de la recherche à configurer des univers sociotechniques modernes reposant sur des imaginaires idoines (Jasanoff & Kim, 2015), mais aussi à établir des mondes multiples partiellement compatibles (Mol, 1999). Passer de l'étude de la « science comme institution » à l'étude des « pratiques de science » a ainsi permis de restituer aussi la place des invisibles, des oubliés et des sacrifiés de l’entreprise scientifique, du progrès modernisateur puis de l’innovation, dans les Nords comme dans les Suds. Ce faisant, il est apparu que la construction des faits scientifiques résultait d’une performance conjointe des scientifiques et des choses qu’ils étudient ; en outre, une fois élaborés, les faits scientifiques se déploient dans le monde et le transforment.

A ces défis s’ajoute la difficulté de redéfinir l’habitabilité terrestre, en tenant compte de l’ensemble des acteurs concernés, quand bien même ils évoluent dans les marges des mondes sociotechniques modernes, et en tirant bénéfice de l’hétérogénéité des savoirs et des expertises au-delà du seul recours aux savoirs situés dans les “miettes” des systèmes modernisateurs et/ou postcoloniaux et aux expériences de vie qui les soutiennent (Haraway 2016). Rendre visible ce qui arrive - et ce qui n’arrive pas - par le truchement des appareils de la technoscience reste un processus radicalement inaccompli très certainement trop lent, voire inapproprié, pour faire face aux nombreux changements accélérés qui sont annoncés.

Donc, si ce moment anthropocène doit être pris au sérieux, il doit l’être comme un nouvel état-de-fait et de faits-à-visibiliser qui viennent à nous : fractures et soudures d’une modernité en restes, renversements catastrophiques ou transitions graduelles, institutionnalisation et dés-institutionnalisation des juridictions du haut-modernisme, régime d’historicité entre présentisme et engagement non progressiste dans le futur, et d’autres encore… Un nouvel état-de-fait pour nous, certes, mais travaillé aussi par tout un ensemble de frayeurs, de fake-news et d’aporie d’ignorance dont l’impact et la circulation procède du développement considérable des technologies du numérique dans les dernières décennies. C’est un mouvement d’une telle ampleur informationnelle et énergétique, qu’il voudrait concerner toutes les formes de vie et possibilité de ré-agencement. Il ne s’agit pas ici seulement de fake-news ou de climato-scepticisme organisé, mais de façon plus essentielle pour nous de la question de l’établissement de la « vérité » et de la formation de preuves publiques dans le rapport que nous entretenons dans nos travaux avec les « travailleurs de la preuve ».

Puisqu’il nous faut bien amerrir en gardant la tête hors de l’eau, l’enjeu est de poursuivre le travail d’enquête et de réflexion sur nos objets dans cette tradition qui caractérise les studies. Nous nous interrogeons donc lors de ce colloque sur les manières dont ces phénomènes affectent les objets mêmes de la recherche sur les sciences et l’innovation. Ces évolutions ne peuvent être étudiées sans renouveler l’analyse des modes de production et de transmission des savoirs, des pratiques de circulation des connaissances et de la reconfiguration des acteurs institutionnels publics et privés qui y sont associés. Par ailleurs, les logiques à l’œuvre dans les redéploiements et les repositionnements des sciences et des techniques en interaction avec les sociétés contemporaines doivent aussi être interrogées. À travers ce colloque, nous proposons de mettre en lumière l’émergence de nouvelles problématiques, objets et méthodes de recherche, ainsi que de nouvelles manières de faire science. Cette conférence scientifique vient ainsi clore le cycle de vie de l’IFRIS et du LabEx SITES, mais certainement pas les ambitions d’en poursuivre l’aventure intellectuelle.

Texte élaboré par : Marc Barbier, Elise Demeulenaere, Marc-Olivier Déplaude, Jean-Paul Gaudillière, Sezin Topçu.

REFERENCES

Amer Meziane, M. (2023). Au bord des mondes. Vers une anthropologie métaphysique, Bruxelles : Vues de l’Esprit.

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Tsing, A. L., Pignarre, P., Stengers, I., & Martin, N. (2020). Friction: délires et faux-semblants de la globalité. Empêcheurs de penser rond.